Skip links

Lionel Defraigne a atterri dans le milieu de l’asile et de la migration un peu par hasard. Aujourd’hui, il est à la tête du programme Comme à la maison de l’ASBL Singa. Pour la campagne #J’aime Mon Métier, il revient sur son parcours et les défis à relever pour mener à bien un projet.

 

Depuis 2021, Lionel Defraigne, 44 ans, est responsable du projet Comme à la maison (CALM), au sein de l’ASBL Singa. Le but  : créer du lien entre des locaux et des primo-arrivants à travers l’expérience de la cohabitation. Cela peut passer par un hébergement chez l’habitant ou une colocation. Depuis la création du programme en 2019, 130 cohabitations ont vu le jour.

Cette casquette de responsable de projets, ce n’est pas la première fois que Lionel Defraigne l’endosse. Loin d’être le fruit d’un destin tout tracé, cet ancien éducateur parle plutôt d’un parcours «  bizarre  ». Qu’il nous raconte en toute sincérité.

Lire aussi : Trouver un job : pourquoi ne pas devenir responsable de projet dans l’associatif ?

« Comme beaucoup dans l’associatif, mon parcours n’était pas tracé »

Le Guide Social  : Pourrais-tu décrire ton travail ?

Lionel Defraigne  : Je dirais qu’il y a trois axes. Il y a la supervision du travail de mes collègues qui rencontrent les personnes réfugiées, qui font les matching [avec les locaux, ndlr] et qui suivent les «  adminbuddy  » [qui accompagnent les personnes réfugiées dans leurs démarches administratives, ndlr]. Je m’assure que tout fonctionne au niveau opérationnel et j’apporte un coup de main quand ça bloque. J’ai toujours un lien avec le terrain.

Ensuite, il y a la représentation. CALM est un projet qui fonctionne sur le fait de le faire connaitre, car les hébergeurs ne viennent pas comme ça. Il faut donc beaucoup communiquer et c’est un travail constant de promouvoir le projet.

Enfin, le 3ème axe consiste à développer la stratégie du projet. Trouver des solutions plus structurelles pour ne pas dépendre uniquement de la motivation et du bon vouloir des citoyen.ne.s. Par exemple, nous avons entamé une collaboration avec l’université libre de Bruxelles pour toucher les colocations étudiantes.

Le Guide Social  : Quel est l’objectif de ton travail  ?

Lionel Defraigne  : C’est de permettre à des personnes issues de milieux a priori très différents de se retrouver et de vivre ensemble. Un des objectifs de Singa c’est de montrer ce que peut être la migration quand elle bien accompagnée et préparée.

Le Guide Social  : Pourrais-tu raconter ton parcours ?

Lionel Defraigne  : Comme beaucoup dans l’associatif, mon parcours n’était pas tracé. J’ai fait des études d’histoire contemporaine et d’anthropologie mais je n’avais pas de vision claire de ce que je voulais faire après.

En revanche, je sentais que j’avais un attrait pour le social. Après mes études, à l’âge de 22 ans, à travers des connaissances j’ai pu postuler un emploi d’éducateur au sein du service de prévention schaerbeekois des usages de drogues.

Le service était principalement une permanence psychosociale ouverte à bas seuil d’accès. Tout le monde pouvait passer. Les gens venaient boire un café, passer du temps, décompenser, ils arrivaient ivres, il y avait des prostituées, des toxicomanes… Ça a été la découverte du social et c’était un baptême du feu de fou. Heureusement, j’étais entouré de collègues qui connaissaient leur métier et qui me l’ont enseigné.

Pendant quatre ans, j’ai appris comment réagir face à des situations complexes, à l’agressivité et à prendre du recul sur les situations. Tout ce qui fait le cœur du métier social.

Le Guide Social  : Tu n’étais pas du tout formé pour ce métier  ?

Lionel Defraigne  : Absolument pas. C’était un poste d’éducateur non spécialisé et il n’y avait pas de diplôme requis.

« J’ai souvent mis en avant mon épanouissement professionnel, plutôt que le salaire et les conditions matérielles »

Le Guide Social  : Comment es-tu devenu responsable de projets  ?

Lionel Defraigne  : Au bout de quatre ans, j’ai fait une pause-carrière et j’ai voyagé pendant un an. A mon retour, j’ai démissionné. Je ne pouvais plus y retourner. Une fois que j’étais sorti je ne me voyais plus faire des permanences de quatre heures pendant lesquelles tu ne sais pas ce qui peut se passer et tu es toujours en tension.

J’ai trouvé un emploi au sein de Convivial, un bureau d’accueil primo-arrivants en région bruxelloise. Au départ, j’ai été engagé comme chargé de projets mais c’était davantage un poste de travailleur social. Puis, un bénévole a rejoint mon équipe, puis une autre personne encore, dont j’ai dû m’occuper. Et je suis devenu responsable. Je suis resté douze ans chez Convivial en changeant trois fois de poste, à chaque fois en tant que responsable de services.

Puis, j’ai rencontré Singa qui se lançait, on a sympathisé et je suis entré dans le comité de pilotage du projet CALM. 

Après un passage de quelques mois à la Croix rouge en 2020, il y a eu une opportunité de poste de responsable du projet chez Singa et ils m’ont proposé de le prendre.

Le Guide Social  : Cela a donc été une suite d’opportunités  ?

Lionel Defraigne  : Oui, ce sont des opportunités dans lesquelles je me lance. C’est vrai que j’ai souvent mis en avant mon épanouissement professionnel, plutôt que le salaire et les conditions matérielles. Même si ce n’est pas toujours évident à assumer. Je peux parfois vivre une sorte de frustration et ce n’est pas la faute de l’employeur ou de l’associatif où les moyens sont très limités.

Lire aussi : Travailler dans le Non-Marchand : zoom sur 12 fonctions de support

« Je n’ai pas eu de diplôme pour être un bon responsable »

Le Guide Social  : Comment as-tu appris ton métier  ?

Lionel Defraigne  : Quand j’ai rejoint Convivial je n’avais pas d’expérience en gestion d’équipe ou de projet. Je me souviens les premiers mois, ce n’était pas l’horreur mais c’était un défi. D’un coup, il a fallu animer des réunions, avoir une autorité, savoir comment être à l’écoute, se placer, impliquer les gens, tracer le chemin tout en n’étant pas non plus un tyran, etc.

Dès les premiers mois, j’ai dû gérer un conflit qui a débouché sur un licenciement. Le service RH m’a aidé, évidemment.

Le Guide Social  : Tes collègues ont joué un rôle important dans ton apprentissage  ?

Lionel Defraigne  : Que ce soit comme éducateur ou après, j’ai toujours pu compter sur l’expérience des autres pour apprendre. Et c’est précieux.

J’ai également appris par essai-erreur évidemment. Ou en devant gérer des situations plus complexes. Chez Convivial, j’ai eu beaucoup de personnes en insertion professionnelle dans mon équipe qui n’avaient rien à voir avec le social ou avaient de grosses lacunes en informatique, par exemple. Et je devais avancer pour offrir quand même un service de qualité au public.

Il y a aussi des formations qui sont proposées pour savoir mener une réunion, gérer des conflits dans l’équipe, sur la communication assertive, etc. En 2015 ou 2016, j’ai également suivi un cycle en management associatif à l’ULB. Ce n’était pas mal, mais très concentré et on parle de tout  ! Il y a de la comptabilité, un peu de RH, un peu droit…

Enfin, il y a les soft skills. Je n’ai pas eu de diplôme pour être un bon responsable.

Gestion de personnes, gestion financière et gestion de la com’

Le Guide Social : En tant que responsable de projets, quelles sont les compétences que vous avez dû acquérir en plus de la gestion d’équipe ?

Lionel Defraigne  : Il y a effectivement la gestion des personnes. Il faut les motiver, les former, les rendre meilleurs pour le projet. Je participe aussi aux recrutements, aux suivis…

Ensuite, il y a un aspect financier. Je dois suivre les dépenses de mon projet, pour informer la responsable des finances. Je dois faire un rapport sur les actions du service.

Enfin, je me retrouve aussi à faire pas mal de choses liées à la communication car on n’a plus de responsable qui s’en charge. J’ai appris à faire des stories, à booster des posts… On se coordonne avec les autres responsables de projets pour les publications.

Le Guide Social  : Est-ce que tu montes aussi des dossiers pour les subsides ou les appels à projets  ?

Lionel Defraigne  : Ça m’est arrivé mais depuis que je suis chez Singa plus trop.

Lire aussi : Accompagner les demandeurs d’asile : un travail entre frustrations et résilience

« Les journées vont être assez similaires et à la fois toujours différentes »

Le Guide Social  : Quelles sont tes difficultés encore aujourd’hui  ?

Lionel Defraigne  : Je vis le management de la manière où c’est mon service ou mon projet. J’ai ma patte, ma marque, je sais où je vais et c’est à la direction de me dire si je vais dans le bon sens ou pas. Parallèlement, j’ai toujours privilégié une forme de gestion participative. C’est important pour moi que chacun donne son avis et apporte ses idées. Mais à un moment je tranche. On ne décide pas à l’unanimité. Cela implique que parfois je ne vais pas suivre l’idée qui a été donnée et tout le monde ne le comprend pas.

Le Guide Social  : Tu joues aussi un rôle d’intermédiaire entre ton équipe et la direction. Comment cela se passe-t-il  ?

Lionel Defraigne  : J’ai une réunion hebdomadaire avec la direction. Là aussi, on est dans la gestion participative.

L’idée est d’être l’écho de ce qui se vit sur le terrain d’un projet, comment ça se passe vraiment. Et je dois pouvoir aussi communiquer à l’équipe les inflexions de Singa, les grands enjeux.

Toutefois, ce sont plus souvent les infos du terrain qui viennent à la direction que l’inverse. L’info venant du haut vers le bas est plus complexe parce qu’on ne va pas communiquer les choses plus sensibles ou plus stratégiques qui ne touchent pas forcément le travail de la personne sur le terrain.

C’est un défi car chez Singa, nous sommes seulement trois sur le projet CALM et mes collaboratrices auraient envie d’être plus impliquées. Donc à la fois il faut comprendre les informations dont elles ont besoin, comment les communiquer et en même temps faire accepter qu’il y a des structures qui fonctionnent de manière plus pyramidale.

Le Guide Social  : A quoi ressemble tes journées ou tes semaines  ?

Lionel Defraigne  : Les journées sont planifiées en fonction des échéances. Et elles vont être adaptées en fonction des sollicitations, des rendez-vous qui s’ajoutent. J’aime le fait de savoir que les journées vont être assez similaires et à la fois toujours différentes. Les tâches sont très variées. Il y a la communication, la formation des volontaires, organiser et animer les soirées d’échanges.

Enfin, il y a les réunions. Surtout quand on est dans un poste de responsable de projets ou de service. Il y a une fonctionnalité sur Google Agenda qui permet de calculer la quantité de réunions et j’en suis quasiment à une journée de réunions par semaine.

« Il faut savoir planifier et respecter son planning »

Le Guide Social  : Est-ce que tu as des techniques ou des outils pour le suivi du projet  ?

Lionel Defraigne  : Deux fois par semaine nous avons une réunion avec les collègues pour voir les nouveaux dossiers, les matching, etc.

Par rapport aux objectifs qu’on se fixe en début d’année, j’utilise la méthode SMART [Spécifiques, Mesurables, Acceptables, Réalistes, et Temporellement définis, ndlr]. L’idée étant de partir de l’objectif puis de le subdiviser en objectifs opérationnels, puis fixer des actions et des échéances.

Pour le suivi, avant on utilisait Trello et aujourd’hui je mets la to-do liste sur Google Agenda.

Le Guide Social  : Selon toi, quelles sont les qualités indispensables pour un.e responsable projets ?

Lionel Defraigne  : La première c’est de savoir identifier des objectifs réalisables, cohérents et stimulants. Ensuite, il faut savoir planifier et respecter son planning, avec des tâches réalisables et atteignables.

Il faut un bon suivi et une évaluation régulière avec les gens qui travaillent dans le projet, c’est-à-dire l’équipe et la direction. Il faut donner le cap, diriger et impliquer les gens. Savoir valoriser les succès et relativiser les échecs.

Puis, il faut proposer des idées, être un moteur.

Le Guide Social  : Qu’est-ce que te motive le plus dans ton métier ?

Lionel Defraigne  : Je fonctionne énormément au relationnel. Le fait de faire partie d’une équipe avec d’excellentes relations de travail où on peut être soi-même, en tenant compte des autres, c’est hyper important.

Aussi, la possibilité d’être dans des projets innovants. J’ai quasiment toujours été sur des projets qui ont démarré de zéro et où il fallait tout mettre en place.

Enfin, c’est le sens du travail. Quand une colocation fonctionne et tu as produis ce que tu avais imaginé, c’est formidable.

Lire aussi : Quel métier social est fait pour moi en fonction de ma personnalité ?

« Dans l’associatif, on peut réaliser un travail très professionnel et être rémunéré correctement »

Le Guide Social  : Est-ce difficile pour toi de couper avec ton travail  ? Comment fais-tu pour que cela n’impacte pas ta vie privée  ?

Lionel Defraigne  : Avec le temps, j’ai acquis beaucoup d’expérience. Les quatre premières années d’éducateur ce n’était pas évident d’arriver à mettre une limite. Parfois, je rentrais vraiment bouleversé. Au sein de l’équipe, on riait beaucoup. On avait besoin de prendre du recul. Pendant les réunions, nous faisions beaucoup de blagues pour décompresser parce que c’était terrible.

Grâce à la pratique, j’ai appris à ne pas porter en moi ce que j’ai vécu pendant la journée. Que ce soit chez Convivial ou encore aujourd’hui, on travaille avec des gens qui sont dans des galères pas possible, et il y a aussi de très belles histoires, mais on doit pouvoir prendre du recul. J’apprends à presser l’éponge, à la vider et ça n’a plus d’impact sur ma vie de famille.

Evidemment, cela ne veut pas dire qu’une histoire ne va pas me toucher plus que les autres. Mais j’apprends à me dire que ce n’est pas la mienne. Et j’aide la personne en fonction de mon temps de travail et de mon mandat, de ce qui est prévu dans ma fonction.

Le Guide Social  : Est-ce qu’il y a un moment qui t’a particulièrement marqué  ?

Lionel Defraigne  : Au tout début de la guerre en Ukraine, il y a eu un flot d’Ukrainien.nes qui sont arrivé.es en Europe. A ce moment-là, l’opinion publique s’est manifestée positivement et le secrétaire d’État à l’asile a dit qu’il fallait accueillir ces gens. C’était super parce qu’auparavant le fait d’héberger des migrants était plutôt criminalisé et d’un coup c’était le «  new cool  ».

A ce moment-là, Singa a été contacté pour comprendre comment fonctionne l’hébergement citoyen, à quoi il faut penser… Et on s’est retrouvé à la même table que des toutes les grosses associations et à apporter un message. On a été invités dans la presse, à la radio pour mettre en avant notre expérience, expliquer comment se préparer. Nous avons organisé un webinaire avec 150 ou 200 personnes. On n’avait jamais vécu cela. C’était chouette de se dire qu’on est un projet minuscule et qu’on peut apporter quelque chose au débat public.

Aujourd’hui, on a envie d’utiliser le momentum qu’il y a eu avec l’Ukraine pour mettre en place des mécanismes structurels et réglementaires qui permettraient l’hébergement citoyen pour tou.te.s les réfugi.é.s.

Le Guide Social  : Aurais-tu un conseil pour quelqu’un qui souhaite faire le même métier  ?

Lionel Defraigne  : Je dirais de ne pas avoir une vision du tout ou rien. C’est-à-dire du privé qui serait le travail qui paie, sérieux mais ennuyeux et sans valeur  ; et l’associatif où tu travailles pour une mie de pain mais c’est le travail des valeurs, le vrai travail. C’est plus complexe que cela.

Dans l’associatif, on peut réaliser un travail très professionnel et être rémunéré correctement. Même si, évidemment, il y a une approche différente et ce n’est pas la même vision de la performance.

Propos recueillis par Caroline Bordecq